Le Sénégal vient de perdre l’une de ses plus grandes gardiennes de la mémoire musicale. Adja Khar Mbaye Madiaga, icône de la musique traditionnelle et figure majeure de la culture lébou, est décédée le 27 décembre 2025 à Rufisque, à l’âge de 87 ans. Avec elle s’éteint une voix qui, pendant des décennies, a porté l’histoire, les valeurs et la dignité d’un peuple, de Dakar aux coulisses du Théâtre national Daniel Sorano.
Une enfance enracinée à Rufisque
Née le 4 février 1938 à Rufisque, au sein d’une famille de griots, Adja Khar Mbaye Madiaga grandit dans un univers où la parole chantée est mémoire, pédagogie et sacralité sociale. Très tôt, elle accompagne les cérémonies, les luttes traditionnelles et les veillées, apprenant sur le tas les subtilités de la voix, du rythme et de l’adresse au public, caractéristiques des grandes griottes sénégalaises.
Cette éducation informelle, profondément ancrée dans la tradition lébou, façonne une artiste dont le chant n’est jamais simple ornement, mais vecteur de transmission. Dans les arènes de lutte comme dans les cours familiales, la future diva affine un art vocal capable de galvaniser, de consoler et d’enseigner.
De Sorano à la RTS : l’ascension d’une cantatrice
Le tournant décisif de sa carrière survient lorsqu’elle est repérée et intégrée à l’Ensemble lyrique traditionnel du Théâtre national Daniel Sorano, après une audition réussie sous la direction de Maurice Sonar Senghor. Elle y côtoie des figures majeures telles qu’Aminata Fall, Amadou Ndiaye Samb, Samba Diabaré Samb ou Soundioulou Cissokho, enrichissant son registre au contact des plus grands noms du patrimoine musical sénégalais.
Ses premières apparitions à la Radio Sénégal et dans l’émission Télé Variétés de Maguette Wade la révèlent au grand public. Elle y interprète notamment des chants historiques sur la dynastie Guelwar du Sine, contribuant à populariser une histoire longtemps portée uniquement par la tradition orale.
La tradition lébou au cœur de son œuvre
La musique d’Adja Khar Mbaye Madiaga est inséparable de la tradition lébou, communauté côtière fondatrice de Dakar et de Rufisque, dont la culture mêle rites, chants de lutte, spiritualité et forte conscience communautaire. Issue d’une lignée de griots, elle assume pleinement ce rôle de passeuse de mémoire en chantant les vertus du courage, de la loyauté, de l’honneur et de la solidarité.
Ses chansons sont portées par les percussions (sabar, tama), parfois accompagnées de xalam ou de kora, dans une esthétique où la voix domine le dispositif sonore. Par ses textes, elle défend la langue wolof et les expressions lébous, refusant de diluer l’authenticité de ce patrimoine dans une mondialisation uniformisante.
Chansons et enregistrements majeurs
Si sa discographie formelle reste limitée, plusieurs enregistrements sont devenus des références incontournables de la musique traditionnelle sénégalaise. Parmi eux, le morceau « Kaaro Yalla », enregistré notamment avec le Super Étoile de Youssou N’Dour en 1982, occupe une place particulière : véritable hymne à la bravoure, il accompagne les luttes traditionnelles et célèbre la force physique et morale des champions.
D’autres titres comme « Khale yi » (années 1990), « Dungaab », ou encore « Bidentiwo » illustrent son talent pour mêler profondeur du message et puissance vocale. Ces chansons, souvent diffusées à la radio et à la télévision nationales, participent à inscrire définitivement sa voix dans la mémoire collective.
Une figure morale et artistique
Au-delà de sa carrière artistique, Adja Khar Mbaye Madiaga s’est imposée comme une figure morale, souvent citée en exemple pour sa dignité, sa discrétion et son refus des querelles médiatiques. Griotte des « trois générations », elle parvient à toucher aussi bien les anciens que les jeunes, qui la découvrent via des rétrospectives et des contenus numériques célébrant son héritage.
Les critiques et observateurs la décrivent comme une femme de principe, jalouse de son intégrité artistique, et profondément attachée à Rufisque, ville dont elle n’a jamais coupé le cordon affectif. Son rapport au public reste empreint de respect et de pédagogie, chaque prestation étant l’occasion de rappeler des repères éthiques et culturels.
Hommages, funérailles et héritage
Adja Khar Mbaye Madiaga s’éteint à Rufisque le 27 décembre 2025, et son inhumation est organisée ce jour à 17 heures, dans cette même ville qui l’a vue naître et grandir. Le choix de Rufisque pour son dernier repos s’inscrit dans la logique d’une vie entièrement tournée vers ses racines et sa communauté.
Quelques mois plus tôt, le 18 juin 2025, la Maison des Arts de Rufisque avait été baptisée à son nom, consacrant officiellement son statut de monument vivant du patrimoine sénégalais de son vivant. Lors de cette cérémonie, elle avait rappelé l’importance de reconnaître les artistes de leur vivant et encouragé la jeunesse à protéger ce legs culturel.
Depuis l’annonce de son décès, les hommages affluent : institutions culturelles, artistes, journalistes et anonymes saluent une voix « intemporelle » et « irremplaçable », qui aura fait de la tradition lébou une matière vivante et moderne. Son œuvre, largement disponible désormais sur les archives audiovisuelles et les plateformes en ligne, constitue un corpus précieux pour la recherche, l’éducation et la création.
En quittant la scène, Adja Khar Mbaye Madiaga laisse au Sénégal bien plus qu’un répertoire de chansons : un modèle de rigueur artistique, de fidélité aux origines et de résistance culturelle face à l’oubli.
La rédaction s’incline avec respect devant la mémoire de Adja Khar Mbaye Madiaga, icône de la musique traditionnelle sénégalaise. Nous présentons nos sincères condoléances à sa famille, à ses proches, au monde de la culture et à toute la nation.





